Le regard et l'invisible

par Hélène de Laguérie

Le spectateur occidental est parfois surpris ou démuni devant les lavis de T'ANG principalement à cause de la place qu'y tient le vide. Car même si le cubisme et l'art abstrait lui ont appris à ne plus chercher dans le tableau à reconnaître des objets visibles, il s'attend à voir une toile ou un support dont l'espace est couvert -"saturé" disait Haywen- et son œil, dans la vacuité, ne trouve que du néant. En tous cas, ce qui s'offre à ses yeux ne peut en aucun cas être jugé par lui réaliste! Or, c'est au contraire ce que T'ANG avançait. "En tant que Chinois" -a-t-il déclaré devant des toiles cubistes, qui ne le touchaient pas- "je suis réaliste". Aussi n'était il guère enclin à ranger son œuvre dans la catégorie de "l'abstraction lyrique" (ni même à la "ranger" du tout !).

L'invisible n'est pas abstrait : il est force génératrice du visible, présente au sein des apparences, perçues dès lors en leur devenir. Le vide du support, loin de donner le vertige du néant, vibre de la plénitude d'énergie dont jaillit le trait visible. Un support "saturé" ne laisse pas respirer ni se mouvoir les formes, n'offre pas d'espace à l'élan du geste qui les révèle, entraînant le regard au delà des limites du tableau où se poursuit leur trajectoire (comme ce dragon qui s'était envolé loin de la salle où il était peint…).

L'air n'est pas visible : mais sans lui nous mourons. Le vent n'est pas visible : mais nous le voyons par l'herbe qu'il ploie, le nuage qu'il chasse, la mer qu'il rebrousse, et nous le sentons dans notre marche qu'il entrave ou soulève…

Les courants invisibles qui modèlent les formes de la création dirigent le geste de l'artiste qui se laisse habiter par eux pour qu'ils agissent à travers lui. Il n'est pas l'origine mais le médiateur du mouvement. La souplesse du geste, longuement exercé dans la calligraphie, est la condition de la fidélité à une injonction transcendante qui n'a pas à être réfléchie. L'artiste ne tente pas de se mettre à distance de ce qui lui parvient, comme il ferait s'il voulait le maîtriser. Sa concentration est celle de l'écoute, et sa spontanéité l'effet de l'obéissance. Sa volonté ne vise pas la réalisation d'un projet, conçu au préalable. L'exécution devance toute intention, et révèle à l'artiste lui même ce qui devait être exprimé. Non que se projette ainsi une donnée de son inconscient personnel. La réalité à laquelle se consacre le peintre traverse bien son inconscient, mais vient d'une profondeur dépassant le niveau de l'existence individuelle. En cette "ténébreuse et profonde unité" (1) communiquent les univers et physique et psychique. (2)

La tradition chinoise a façonné depuis des millénaires un objet symbolisant le ciel : le disque "Bi" creusé en son centre, figure par ce vide la source invisible de l'unité, à laquelle on ne peut que s'ouvrir au cœur de l'intériorité, dépassant le moi et les apparences.

Le "retour à la racine" dont nous parle le Tao Tö King exprime le retournement nécessaire à la réceptivité, dont l'art de T'ANG montre la voie.

Le spectateur, à son tour, n'est plus invité à saisir (voire identifier) ce qu'il voit, mais à se dessaisir de ses habitudes, de son besoin de s'asseoir sur une construction concertée… Il doit se laisser prendre, porter comme dans la mer, où nos gestes composent avec la volonté bien plus puissante des vagues, ou dans la danse, qui épouse la musique… Alors la présence, -qui éclipse toute représentation-, œuvre à l'opposé de l'absence. Le spectateur va être empli de cette jubilation que T'ANG lui même qualifiait d' "ivresse" !

 

(1) cf Baudelaire : " correspondances "

(2) Par son étude des phénomènes de synchronicité la vision de Jung rejoint celle de l'orient chinois.


 

par Claude FOURNET

 

(Extrait du catalogue de l'exposition Musée Océanographique de Monaco)
( 25 Octobre 1996 - 2 février 1997 )

Aujourd'hui qu'il s'agit de tenter de recomposer l’œuvre de T'ang, la chronologie devient malaisée. Celle des dates ou des expositions rend imparfaitement compte des turbulences de l’œuvre. D'une part, il semble que l'artiste soit resté fidèle à une seule manière, de l'autre l'examen des oeuvres retrouvées ou connues introduit très vite à un éventail formel complexe.

Si T'ang est resté fidèle à lui-même - le centre majeur restant sans doute la surface vide de l'antique "ciel" chinois - cette vocation originaire est aussi celle de sa fidélité absolue à l'esprit de la peinture chinoise classique, à mi-chemin entre la touche poétique et l'ironie calligraphique.

C'est dans l'éclat noir du pinceau s'écrasant sur une surface de papier que l'artiste puise son énergie. Une sève en découle et peu importe que la tache figure ou ne figure pas, qu'on la considère abstraite ou figurative.

De telles catégories n'ont pas de sens dans l’œuvre de T'ang Si l'on excepte les très rares variations pictogrammatiques qui simulent des formes humaines à la manière des premiers signes des écritures chinoises. L'allusion aux paysages est partout. il lui suffit d'une trace ou d'une couleur pour évoquer la nature, pour se trouver dans un ordre analogique qui est le propre de la peinture taoïste depuis plus de deux mille ans. T'ang ne peint pas chinois, il est chinois.

La facilité qu'il trouve chez les abstraits, il l'utilise à ses propres fins. Les chemins sont à la croisée. La peinture n'aboutit pas à un univers d'effervescences subconscientes, à la manière des surréalistes, comme c'est parfois le cas chez Zao Wou-Ki. T'ang utilise des techniques traditionnelles mais il n'illustre jamais une manière. Le parcours de cette expérience de l'aventure du signe, presque chaque jour sur quarante ans, déborde allégrement tout propos rationnel.

T'ang n'a pas, au sens occidental du terme, un projet. Il n'a rien à démontrer. Rien à dire, ni à signifier. il a à peindre et il peint. Chaque jour. Comme on écrit. Comme on improvise ou écoute une musique. Comme on fait une rencontre. Comme on désire. Comme on aime. Comme on mange. Surtout comme on prépare une nourriture.